Octobre rose est terminé, place au movember. Enfin pour ceux que ça préoccupe.
Aujourd’hui je repense à ces plus ou moins proches qui m’ont annoncé leur cancer, et a posteriori, la distance avec laquelle j’ai reçu cela me heurte. Oui, je vous entends déjà : c’est bien naturel quand on n’est pas touché(e) dans sa chair. Et cette distance est salvatrice, elle nous protège du grand vide glacial d’une telle projection. Du reste, j’étais persuadée de faire ce que je pouvais pour ceux qui s’étaient confiés à moi, mais avec le recul je le constate, sans véritable empathie. J’ai pris de leurs nouvelles poliment, régulièrement, mais du bout des lèvres, en restant égoïstement loin de leur désarroi profond, de la noyade et de la peur.
Si je m’étais approchée un peu j’aurais vu l’impuissance dans toute sa laideur. J’aurais vu la panique, la perdition, l’apathie aussi, par moments. J’aurais vu le déferlement soudain des larmes, puis l’onde silencieuse, puis la tempête, encore. J’aurais vu l’angoisse lancinante qui sans prévenir vient violemment vous étrangler. J’aurais vu aussi la solitude insondable de l’être dans la désespérance, celle qui ne ressemble à aucune autre qualité de solitude, celle qu’on efface à coups de projets, de vacances, de quotidien, de divertissements, de toutes ces choses qui comptent quand on a oublié qu’on va mourir.
Et puis j’aurais su ce que c’était que de devoir se rendre régulièrement à l’hôpital, et s’y créer des habitudes. On m’aurait sans doute raconté que la notion du temps là-bas n’existe plus. Que les examens sont longs, qu’il faut patienter beaucoup. Qu’on y va parfois pour une simple visite de quelques minutes mais qu’on y reste finalement des heures, et qu’importent les obligations de l’extérieur. Quand on entre dans cette boîte, ce qui se vit autour n’existe plus. J’aurais vu les bleus sur les avant-bras, entendu le son des bipeurs, j’aurais tenu la main. J’aurais appris que là-bas, les qualités humaines comptent triple. J’aurais traversé beaucoup de couloirs tous identiques, me serais perdue dans les halls et me serais trompée d’ascenseurs. J’aurais passé du temps dans les salles d’attente à lire les affiches sur les murs, à noter les noms et les numéros d’appel des associations, à m’étonner du nombre de personnes qui œuvrent pour le bien-être des patients. J’aurais observé la grande diversité de ces-derniers : ceux qui sourient coûte que coûte soit par convention sociale soit pour se donner de l’élan ; ceux qui semblent courbés par la peur ; ceux qui mettent un point d’honneur à rester dignes et élégants ; ceux qui sont si fatigués qu’ils se fichent du regard qu’on pose sur eux. Et puis les proches, les accompagnants, ceux qui ont un œil sur la vie et un œil sur la tombe.
J’aurais découvert que ce qu’il y a de pire dans le cancer ce ne sont pas les tumeurs mais les effets des médicaments qui les combattent. Que pire que de se savoir malade, il y a se voir faiblir, diminuer, ou vieillir prématurément sous la loi des traitements auxquels on consent par obligation. J’aurais compris combien c’est terrible la ménopause quand elle n’arrive pas naturellement. J’aurais perçu l’importance, la nécessité vitale de vouloir rester belle. J’aurais mesuré un peu mieux le temps du cancer, qui ne se compte pas en jours, ni en semaines, ni en mois, mais en années, et parfois même en décennie.
Je me serais demandé enfin pourquoi on parle du cancer au singulier alors que chaque cas au sein de cette pathologie est différent. J’aurais réalisé que le cancer, c’est une histoire d’individus, de cas particuliers. J’aurais réalisé que ça n’est pas parce qu’on a l’air d’aller bien qu’on va bien, que ça n’est pas parce qu’on a encore des cheveux qu’on est moins malade, qu’une tumeur ça ne fait pas de bruit, ça ne se montre pas, et qu’il est possible de vivre une vie d’apparence ordinaire pendant que la mort hante les corps et les cœurs au-dedans.
J’aurais pu, enfin, apporter du soutien à ceux qui partagent la vie d’un malade, ces témoins impuissants du destin. J’aurais connu comme eux l’insuffisance et la colère. J’aurais supporté avec des parents le poids de l’ombre de la mort de leur enfant. J’aurais pleuré avec ceux qui, se sachant malades, doivent planter comme un couteau dans le cœur de leurs bambins le premier grand drame de leur vie. J’aurais dû survivre moi aussi au face à face constant, redoutable, dantesque, avec la Grande Faucheuse.
Il n’y a pas de morale à cette histoire, mais une évidence : il vaut mieux être dehors que dedans.